Spring Rolls

Paul HORRELL
Publié le : 24 janvier 2024

Ne riez pas. Enfin, riez, si vous voulez. Une Rolls contre une Dacia. La plus chère de toutes les voitures électriques utilisables, contre la plus accessible. Je précise pour qu’on ne vienne pas me parler d’hypercars ou de la Citroën Ami. Mais à part le fait qu’elles représentent chacune une extrémité du… spectre (pardon) des voitures électriques, elles ont autre chose en commun. Chacune, bien plus que toutes les voitures qu’on trouve entre ces archétypes, incarne un usage judicieux de la motorisation électrique.

Rolls-Royce a passé 117 ans à peaufiner ses moteurs thermiques jusqu’à un V12 biturbo, associé à une boîte auto à huit rapports capable d’anticiper ses changements de rapport en tenant compte de la cartographie GPS. Cette merveille de mécanique propulse une Phantom dans une douceur et un silence qui rivalisent presque avec la sérénité d’une… Renault Zoé, cousine de la Dacia qui va sur ses onze ans. L’électricité était donc la suite logique pour la vénérable maison anglaise.

D’autant que les propriétaires de Rolls n’ont pas grand-chose à faire de l’autonomie. Les 380 km que nous avons obtenus sur route devraient parfaitement leur convenir. Cette clientèle-là ne connaît pas – elle délègue… – les affres de la recharge (et oui, j’ai passé une heure sur une borne 50 kW à côté d’une prison). Et s’ils veulent vraiment faire un Paris-Monaco d’une traite, ils prennent une Wraith, parce qu’ils en ont une dans le box d’à côté. S’ils font ça en plusieurs étapes, là, ils peuvent prendre la Spectre. Quand ils s’arrêteront déjeuner ou dormir dans un Relais et Châteaux, le voiturier s’occupera de tout.

La Spring exploite elle aussi parfaitement l’intérêt d’une motorisation électrique, malgré une autonomie ridicule dans l’absolu. Son utilisateur type est un habitant des banlieues qui a régulièrement besoin d’aller intra muros avec un budget serré. Désormais privée de bonus écologique en France pour cause de production en Chine, la Spring a réajusté son ticket d’accès à 18 400 € pour tenter de résister malgré tout à la nouvelle Citroën ë-C3, en attendant un restylage cet été. Avec une recharge à domicile, son surcoût à l’achat par rapport à une Twingo ou une Panda thermiques peut être vite amorti, et sa batterie suffit largement pour une journée dans les bouchons. Sans parler du silence et de la souplesse dans le trafic, incomparables face à une petite voiture essence à boîte manuelle.

La Spectre est incroyablement confortable et feutrée en ville, quoique son gabarit (5,45 m de long, 2,08 m de long) génère inévitablement quelques moments de stress. Même sur route, sa largeur a tendance à rendre fou l’aide au maintien dans la voie puisqu’on déborde souvent des deux côtés. Elle n’en reste pas moins un moyen de locomotion assez fascinant. Le silence n’est pas absolu, ce serait oppressant. Mais je ne pense pas prendre trop de risques en affirmant que c’est la voiture la plus silencieuse du monde à tous points de vue : pas seulement la suppression des bruits aérodynamiques, de roulement et de suspension, mais aussi l’isolation vis-à-vis du trafic autour d’elle. La bulle idéale pour profiter de la formidable stéréo.

Le confort de roulement est tout aussi époustouflant, même si là encore pas absolu. Les roues sont tellement lourdes que leur inertie verticale ne peut être entièrement contenue sur les revêtements à haute fréquence. Reste que je ne me rappelle pas avoir fréquenté une suspension plus soyeuse. Les mouvements de caisses verticaux sont assez amples : la Spectre se cabre sur les bosses et ne se remet d’aplomb que progressivement. Mais ces mouvements sont si gracieux, si maîtrisés que ça vous berce.

Les 585 ch cumulés des deux moteurs peuvent bien sûr vous catapulter à la demande (0 à 100 km/h en 4,5 s) mais, et c’est bien plus complexe à développer, l’accélérateur est calibré pour que vous puissiez conduire la Spectre tout en douceur. Idem pour les freins. La direction est merveilleusement onctueuse sans être trop démultipliée, en parfait accord avec le châssis et les pneus, pour placer la bête avec une précision nonchalante. L’antiroulis actif achève de gommer toute transition entre les appuis. La Spectre plane.

Photos : Jonny Fleetwood 

Si cette sérénité est exactement ce qu’on attend d’une Rolls-Royce, une telle agilité s’avère bien plus surprenante. La Spectre reste digne sous les pires tortures. Les pneus qui habillent les jantes 23 pouces font un travail titanesque pour contenir le couple et, si l’on est surpris par une plaque d’humidité ou un dévers lors d’une sortie de virage un peu optimiste, l’ESP agit d’une main de fer dans un gant de velours. L’amortissement n’est jamais pris au dépourvu, même sur les plus grosses aspérités.

En revanche, n’espérez pas de vraies sensations. D’habitude, j’aime qu’une voiture me prévienne de ce qu’elle s’apprête à faire mais la Spectre s’occupe du moindre détail en toute discrétion. C’est comme demander à votre assistant de vous trouver deux places dans la fosse pour Mylène Farmer au Stade de France. Il va actionner tous ses réseaux, verser un pot-de-vin aux bonnes personnes, et revenir avec les billets sans commentaires. Puis vous allez lui dire que vous voulez ça pour le lendemain, et il va recommencer sans sourciller.

Aussi souveraine et attentionnée soit-elle, la Rolls a quelques tics. Regardez ses portes à ouverture antagoniste motorisées, par exemple. En théorie, c’est reposant. En pratique, pour que ça fonctionne, il faut continuer à tirer la poignée vers soi tandis que la porte s’éloigne électriquement vers l’extérieur. C’est contre-intuitif et ça demande mine de rien un peu de souplesse en fin de geste. C’est plus naturel de pousser l’énorme porte soi-même. Quand on prend place, celle du conducteur s’aspire toute seule pour se refermer à l’instant où vous effleurez l’accélérateur. Bien vu. Mais côté passager, il faudra trouver un petit bitoniau sur la console centrale pour lancer l’opération. Et au moment de ressortir, si l’on reste à côté de la Spectre quand la porte commence à se refermer d’elle-même, on a toutes les chances de se faire faucher le tibia à cause du dessin de l’ouvrant.

Quant au couvercle de malle, il est si léger que sa motorisation paraît complètement superflue. Mais il y en a une, et elle est d’une lenteur désespérante. Tous comme les sièges lorsqu’ils s’avancent automatiquement pour laisser l’accès aux places arrière. Pourquoi n’y a-t-il pas un loquet pour désactiver les moteurs et faire coulisser les sièges à la main cinq fois plus vite ? On se croirait dans ces grands hôtels où l’on se sent obligé de vous délester de votre sac pour les emmener jusque dans votre chambre, et où vous arrivez là-haut 10 minutes avant vos affaires.

Ce que je veux dire, c’est que le luxe implique tout un état d’esprit. Il faut être prêt à ce qu’on fasse les choses pour vous même quand ce serait beaucoup plus efficace si vous les faisiez vous-même. Je ne suis pas câblé comme ça. Au volant de la Spectre, j’ai l’impression d’être un imposteur.

Alors que dans la Spring, je me suis tout de suite senti comme à la maison. J’ai une longue expérience des Renault 5 et de la première Twingo. Leur planche de bord sonne creux (mais qui toque sur les planches de bord hormis les journalistes auto ?), le clang des portières fait sourire, sans parler du laborieux déclic de la fermeture centralisée. En manœuvre, je crois bien que j’entends se démener le moteur de la direction assistée. Ça ne me pose aucun problème : c’est honnête. Si la Dacia a l’air si bon marché, c’est parce qu’elle l’est. Et ce n’est pas pour rien qu’elle est si légère : moins d’une tonne, ce qui réduit d’autant son empreinte environnementale. Si je m’aperçois qu’ils lui moussent le tableau de bord lors du restylage, je serai déçu. Je préférerais que cet argent soit investi dans les trains roulants.

Car en dessous aussi, c’est du rustique. Mais c’est cohérent. La Spring se balade tranquillement, sa suspension offre un compromis étonnamment bien jugé entre confort et maintien de caisse, et ses tout petits pneus génèrent autant de bruits de roulement que ceux d’une 911 GT3 (bizarrement, les essayeurs s’en plaignent plus dans un cas que dans l’autre). Le moteur électrique siffle un peu fort alors qu’à bord de la Rolls-Royce, il est impossible de discerner à l’oreille le moment où la voiture prend son essor.

L’étroitesse de la Dacia (1,62 m hors rétros, pour 3,73 m de long) transforme la moindre contre-allée en autoroute. Néanmoins, sur les autoroutes, les vraies, où la Spring est bridée à 125 km/h, cette légèreté se traduit aussi par une forte sensibilité aux vents de travers. Si le 0 à 100 km/h est interminable selon le chronomètre, il paraît toujours plus court que le temps nécessaire à monter à l’arrière de la Spectre. La puissance de la Spring est famélique mais adaptée à son usage, et au grip des pneus. Le ressenti de la direction et des freins est naturel. On peut donc s’amuser sans arrière-pensée. Roulez aussi fort que vous voulez, vous ne serez jamais en excès de vitesse.

Pour que les choses soient claires, notre voiture d’essai est une version 65 ch (0 à 100 km/h en 13,7 s) affichée 19 900 €, plus 600 € pour le chargeur en courant continu indisponible sur la version 45 ch à 18 400 € (0 à 100 km/h en 19,1 s). Pour autant, le dit chargeur fonctionne à seulement 30 kW. Donc si vous avez l’idée saugrenue de vous aventurer sur l’autoroute, il faudra compter grosso modo une heure de recharge pour une heure de conduite.

L’intérieur de la Dacia est simple, son ergonomie évidente. Un écran CarPlay est proposé en option mais je pense que les gens se contenteront très bien de clipser leur téléphone sur le support prévu sur la planche de bord. Ni le siège conducteur ni le volant ne s’ajustent en hauteur, mais dites-vous que vous ne serez jamais assis là bien longtemps. La banquette arrière est étriquée, contrairement au coffre pour une si petite voiture (290 l). N’espérez pas emmener trois adultes et leurs bagages, ou alors choisissez-en qui vous détestent déjà. Si fruste soit la Spring, elle dispose tout de même de 6 airbags et du freinage automatique d’urgence, désormais obligatoire, et de la clim en série.

Le chauffage et la ventilation sont de surcroît commandés par de véritables molettes. Encore un point commun avec la Spectre, décidément ! le panneau de commandes de clim de la Rolls s’inspire directement de celui qu’a étrenné la Silver Shadow II en 1977. Pourquoi risquer d’entacher la perfection ? Les aérateurs et le boutons de l’éclairage sont tout aussi traditionnels et l’on a juste envie de les caresser.

Fort heureusement, on peut aussi configurer l’un des huit boutons chromés sous les aérateurs pour déconnecter directement le lane asssist plutôt que de devoir plonger dans les menus à chaque fois. Il y a bien la commande vocale, mais c’est toujours gênant de parler à sa voiture quand on est accompagné. Or la Spectre est l’archétype d’une voiture qui se partage. Les fauteuils sont somptueux. Les chromes et autres LED scintillent au coin de l’œil. En tant que coupé, c’est bien sûr une voiture très peu rationnelle, aussi généreuse dans l’esprit que chiche en espace habitable. À l’arrière, on manque ainsi de place en longueur et en hauteur.

Là encore, si les clients de la Spectre veulent quelque chose de plus vaste, il leur suffit de débâcher une autre Rolls, berline ou SUV. Pour voyager plus loin, même combat : ils prendront une autre voiture. Si la Spectre comme la Spring sont toutes deux si brillantes dans leur registre, c’est parce qu’elles ne prétendent pas être bonnes à tout faire, que ce soit en matière d’espace à bord ou d’autonomie. Ce sont des spécialistes. La Spring est la reine des villes, aussi maniable qu’économique. la Spectre est toute en silence, en souplesse et en majesté. Dans les deux cas, la motorisation électrique joue un rôle déterminant.